Par Anna Suppa, Caroline Henchoz, Clothilde Palazzo, Susanne Lorenz, Elisa Fellay-Favre, Gloria Repond, Haute école de travail social, HES-SO Valais-Wallis
Depuis le début de la crise du coronavirus, la solidarité intergénérationnelle a été présentée comme un élément essentiel dans la lutte contre la pandémie. Le Conseil fédéral a fait appel au sens de la communauté de la population pour tenter de sauver des vies. Chaque individu∙e a été invité∙e à respecter les règles de conduite recommandées afin de protéger les personnes à risque, par exemple les plus de 65 ans et les plus fragiles dans leur santé. La majorité de la population a suivi cette obligation morale de s'entraider et cela a déclenché une vague inédite de solidarité en Suisse. Les multiples projets montés en très peu temps, de l'aide de voisinage aux offres institutionnelles en passant par les plateformes d'entraide sur internet, en sont la preuve. Le Covid-19 a créé une expérience collective de la vulnérabilité qui a conduit à un « sentiment d'inquiétude et de responsabilité mutuelle » [1].
Pourtant, cette solidarité a aussi été remise en question. Dans plusieurs villes de Suisse, des gens ont manifesté contre les mesures de sécurité promulguées, des actes individuels de contestation ont été relevés dans les médias et un tiers des aîné∙es estiment que la crise aura un impact négatif sur les relations entre générations [2]. Alors que tout semblait nous y inciter, comment expliquer ces résistances, voire ces refus à être solidaires ? Cet article qui s’inscrit dans une recherche menée actuellement à la Haute école de travail social du Valais propose des premières pistes de réponses.
La solidarité est un mot qui recouvre des réalités multiples : elle peut être publique, privée, associative, familiale, volontaire ou obligatoire. Nous retiendrons ici que la solidarité désigne un acte de rassemblement et de soutien mutuel. Des groupes constituent des communautés solidaires lorsqu’ils identifient des inégalités entre eux et cherchent à les réduire par des solutions spécifiques. La solidarité n’est pas un simple principe, elle est liée à une action.
Elle implique une compréhension mutuelle, des valeurs, des attitudes congruentes et des relations d'échange. Etre solidaire signifie s’engager en faveur d'intérêts communs, être capable de se mettre à la place de l’autre et accepter une certaine interdépendance avec les personnes que l’on soutient. Partir de cette définition [3] permet de mieux comprendre les obstacles à la solidarité que l’on observe durant cette période de crise inédite.
La notion d’intérêts communs au cœur de la solidarité a évolué durant la crise. Ceux-ci ont initialement été perçus sous l’angle sanitaire, à savoir que les plus jeunes devaient protéger la santé des plus vulnérables et notamment des plus âgé∙es. Rapidement pourtant, des voix divergentes se sont fait entendre. Selon elles, ce sont au contraire aux plus de 65 ans de se responsabiliser en se protégeant afin d’être solidaires avec les personnes plus jeunes, car ce sont elles qui devront ensuite assumer le coût économique de la crise.
En privilégiant une vision économique de la crise, la vulnérabilité change de camp et la question se pose différemment. Pourquoi les jeunes, plus précaires financièrement, devraient-ils se sacrifier au profit de leurs aîné∙es, plus aisé∙es? En temps de crise, savoir qui endosse la responsabilité de la solidarité n’est pas défini clairement [4]. C’est au contraire un sujet qui fait débat car il met en concurrence différents aspects éthiques, politiques et financiers.
La solidarité implique des échanges et de la coopération entre les parties concernées. Cela signifie par conséquent être d’accord sur ce qui est échangé. Or il peut y avoir des désaccords ou incompréhensions sur ce que l’on est prêt∙e à offrir et à accepter, sachant que les besoins d’aide sont rarement formulés explicitement [5]. En outre, selon la théorie du don, une aide implique un contre-don. Cela peut conduire à un refus de la solidarité lorsqu’on estime ne pas avoir les moyens ou l’envie de rendre. Plutôt que de dépendre d’autrui, certain∙es, notamment parmi les plus aisé∙es peuvent ainsi être tenté∙es de privilégier le recours aux services commerciaux ou étatiques plus anonymes et perçus comme moins intrusifs car favorisant davantage l’autonomie individuelle [6].
Etre solidaire implique de se lier à autrui. C’est une forme d’interdépendance que certain∙es ne souhaitent ou ne peuvent pas mettre en place et ce pour différentes raisons. D’une part, la solidarité va à l’encontre du modèle de l’individu libre et autonome promulgué par nos sociétés individualistes. D’autre part, la littérature sur le Covid-19 a montré les effets psychologiques de cette crise comme la dépression [7]. En ce cas, on est davantage enclin au repli sur soi qu’à entrer en lien avec autrui.
Autrefois suscitées par le sens du devoir, les pratiques d’entraide se fondent désormais sur des valeurs comme l’autonomie, l’indépendance, le respect de l’intimité et de la liberté individuelle. L’offre de solidarité est plus limitée en termes de temps que l’on est prêt à accorder et de personnes que l’on est prêt à aider. Celles avec qui l’on se sent proche sont généralement privilégiées [8].
Une étude française montre pourtant que durant le confinement de la première vague, la solidarité entre voisin∙es a augmenté pour les 60 ans et plus. Certaines personnes qui ne bénéficiaient pas d’aide avant cette période ont commencé à en recevoir. Néanmoins, l’entraide de voisinage n’a pas évolué de la même façon selon les catégories sociales. Les services rendus et reçus ont augmenté chez les employé∙es et les ouvrier∙ères mais ils ont diminué chez les professions intermédiaires et les inactifs et inactives. Cela s’explique en partie par le fait que les premiers ont connu plus souvent des arrêts de travail que les seconds. Ils étaient plus disponibles pour s’entraider et peut être plus motivés à le faire car la solidarité de voisinage peut constituer une ressource importante pour compenser une chute de revenu.
Toutefois, ce type d’assistance est souvent ponctuel. Lié à des circonstances exceptionnelles, il tend à diminuer à mesure que la santé de la personne aidée se détériore et que la demande de soutien augmente [9]. La poursuite de la crise sur le long terme pourrait donc poser un défi pour le maintien de l'aide de proximité et contribuer à creuser des inégalités entre certaines catégories sociales. Les seniors, et surtout les femmes, sont particulièrement actives en matière de solidarité. Du fait des mesures de limitations, les plus âgé∙es sont moins disponibles pour fournir de l’aide. Quant aux femmes, elles risquent d’être surchargées de demandes.
Enfin, en cas d'épidémie et de peur, il est tentant de désigner un∙e ennemi∙e. Cela permet de se cacher derrière l'illusion que quelqu’un d’autre est responsable de la catastrophe. Au niveau national, la fermeture partielle des frontières en est un exemple. On a aussi vu des personnes à risque et des professionnel∙les de la santé et du social endosser le rôle de bouc émissaire. Certains d’entre eux ont ainsi été mis à distance et ont reçu un soutien limité. D’autres, alors même qu’ils et elles luttaient activement contre la pandémie, ont été victimes d’ostracisme et d'attaques verbales.
En ce sens, la solidarité en temps de crise est exclusive : elle désigne un groupe spécifique et exclut celles et ceux qui n’en font pas partie [10]. Certains aîné∙es, en pleine forme, ont été surpris d’être soudain désigné∙es comme étant des personnes vulnérables en raison de leur âge. Refuser la solidarité ou être réticents à l’accepter est aussi un moyen de refuser le rôle de bouc émissaire et une catégorisation qui est évoquée comme un critère pour justifier des inégalités de traitement (confinement strict des résident∙es, priorité donnée aux plus jeunes dans les soins en cas d’engorgement des hôpitaux).
Les différents éléments que nous venons de décrire montrent que, malgré les incitations étatiques et la bonne volonté individuelle et collective, la solidarité intergénérationnelle est fragile en temps de crise et n’a rien d’acquis ni d’évident. Au niveau de la collectivité, elle dépend des accords qui se nouent sur les intérêts à défendre, les personnes à protéger et les responsables de cette protection. Au niveau individuel, elle est tributaire des besoins et du désir d’autonomie et d’indépendance des partenaires de l’échange.
Enfin, la solidarité implique la réciprocité. Or il est compliqué de fournir une aide ou un contre-don à une aide reçue lorsqu’on est isolé∙e du fait de conditions sanitaires strictes, ou surchargé∙e par le soutien que l’on offre déjà. Afin d'éviter qu'un fossé d’incompréhension ne se creuse entre les générations, il est essentiel d’analyser les difficultés à être solidaires en temps de crise afin de les surmonter et de développer des actions qui conviennent à l’ensemble des parties concernées.