INTERVIEW - Plus personne n’en doute. L'intelligence artificielle (IA) va fortement influencer la formation et la recherche universitaire. Alors concrètement, que cela signifie-t-il ? Quels défis cela entraîne-t-il pour le corps enseignant et les chercheur∙euses ? Dans cette interview, René Schumann, professeur à l’institut informatique (II) depuis 2011, propose quelques pistes de réponses pour relever ces défis.
En tant que professeur, quelles sont les questions que vous vous posez sur l'impact de l'IA dans votre quotidien professionnel ?
Tout dépend des sujets que l’on étudie, car les implications diffèrent fortement. Certaines tâches deviennent sans intérêt, comme demander à des étudiants d’apprendre par cœur des informations et les répéter tel quel lors d’un contrôle. Certains professeurs vont devoir changer leurs habitudes et faire évoluer leurs cours, c’est évident. Mais les professeur∙e∙s ne doivent pas non plus se laisser séduire par le chant des sirènes avec des outils qui leur faciliteraient la tâche. Enseigner à des étudiant∙es ne devient pas non plus tout d’un coup plus facile, comme par magie. L'apprentissage est ce qui se passe dans la tête de chaque étudiant∙e individuellement, et ce processus biochimique a été plutôt stable dans le temps, il ne suit pas les tendances et n'est pas influencé par les développements récents de nouveaux outils.
La HES-SO Valais-Wallis doit savoir accompagner le corps professoral dans cette évolution didactique. Une chose est sûre : les étudiant∙es vont utiliser ces nouveaux outils et tout le monde en sortira gagnant s'ils le font de manière responsable.
Quels sont les problèmes concrets auxquels vous allez faire face ?
Dès que les outils sont disponibles, les étudiant∙es vont vouloir les utiliser, c’est certain. Il faut que nous nous assurions que chacun∙e a compris la matière et soit capable d'y réfléchir de manière critique. Et arrêtons de leur demander de faire des copié-collés d’informations apprises par cœur.
La HES-SO vous propose-t-elle des réponses ?
Oui, elle propose aux professeur∙e∙s et étudiant∙es d’intégrer ces technologies. C’est bien, évidemment, mais la réponse est insuffisante. A mes élèves, par exemple, je commence par enseigner les bases de la programmation, ensuite des problèmes plus complexes. Or, une IA est très douée pour répondre à des problèmes simples. Si les étudiant∙es utilisent l’IA pour les aider à résoudre les problèmes de base, ils ne vont jamais pouvoir s’entrainer et donc atteindre un niveau avancé afin de pouvoir répondre aux problèmes complexes. Il faut certainement une combinaison d’approches différentes, car si uniquement les professeur∙es expliquent aux étudiant∙es pourquoi ne pas utiliser l’IA au début de leur formation, ça ne fonctionnera pas. Pour commencer, je proposerai un débat ouvert.
Au sujet de la recherche appliquée maintenant, selon vous, quels sont les principaux défis et opportunités qui se présentent lors de l'intégration de l'IA dans les pratiques actuelles ?
Actuellement, le type de recherche appliquée réalisée à la HES-SO et qui intègre l’IA consiste essentiellement à construire de nouveaux outils pour les chercheur∙euses d’autres disciplines. Médecine, économie, biotechnologie, etc. L’IA nous aide à analyser de grosses quantités de données, quel que soit le domaine. Elle aide à identifier des solutions possibles, qui ne sont toutefois souvent que des corrélations, et nous devons alors vérifier s'il existe également un lien de causalité. Nous ne devons pas seulement construire une boîte qui peut ensuite être expédiée chez un partenaire, nous devons également nous assurer que la boîte fonctionne en dehors du laboratoire, et cela exige que nous comprenions les causalités qui se produisent à l'intérieur de celle-ci.
Nous devons donc développer une nouvelle approche sur notre manière de faire de la recherche : lorsqu’elle est soutenue (ou rendue possible) par l'IA, comment la rendre plus fiable ? Dans les domaines qui travaillent depuis plus longtemps avec des techniques d'IA ou qui sont généralement basés sur des données, nous pouvons déjà le constater. Mais dans des domaines dans lesquels l'utilisation de l'analyse de données à grande échelle est nouvelle, la culture de la recherche doit évoluer.
Alors que l'IA continue d'évoluer, quelles considérations éthiques les chercheurs devraient-ils garder à l'esprit lorsqu'ils utilisent les technologies de l'IA dans leurs travaux ?
Il y a maintenant beaucoup plus de collecte de données que par le passé, car nous savons comment les exploiter. La plupart des considérations éthiques actuelles proviennent de notre manière de collecter les données, les stocker et les manipuler. Donc c’est avant tout une question d’éthique de la gestion des données.
Ensuite, une autre question se pose lorsque l’on commence à prendre des décisions grâce aux inputs de l’IA. Imaginons qu’une équipe de la HES construise un modèle de gestion RH avec une IA, qui sera plus tard utilisée par une entreprise. Si quelqu’un de cette entreprise se fait ensuite licencier car le logiciel montre d’un collaborateur∙trice X ou Y a produit moins que les autres, qui assume cette responsabilité ? Les conséquences éthiques de l’utilisation de l’IA dans le domaine de la recherche appliquée vont être parfois difficiles à évaluer.
Car quelqu’un doit être responsable. Toujours. L’assertion de celui qui dit : « je ne fais que de la recherche, je ne suis pas responsable » ne tient plus depuis les années 50 et les débats publics sur le nucléaire. Le livre Les Physiciens de Friedrich Dürrenmatt ou le nouveau film Oppenheimer de Christopher Nolan en sont de bons exemples. En fait, ce débat sur la responsabilité n'est pas nouveau et nous n'avons peut-être pas besoin de reprendre nos discussions à zéro. Tirons des leçons de notre passé !
Quel rôle l'IA peut-elle jouer, selon vous, pour favoriser les collaborations interdisciplinaires et le partage des connaissances entre les chercheur∙euses de différents domaines ?
Très rapidement, de nombreuses personnes vont se dire expertes en IA, simplement car elles l’utilisent au quotidien. Pour moi, c’est un chemin dangereux que nous, à la HES-SO, devons participer à éviter. Ces dernières années, nous sommes devenus un acteur d’importance nationale dans la recherche appliquée. Nous devons garder cette position et continuer à rassembler des experts dans des domaines tels que la collecte, l’utilisation et le stockage de données. Une bonne compréhension de l’étendue des applications de l’IA et de leurs implications éthiques ne peut se faire que grâce à une bonne collaboration interdisciplinaire et la HES-SO Valais-Wallis peut s’y trouver une place de choix.